Design

Intemporalité

Date

22 Août 2022

Auteur

Élodie Raneri

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Flashback


Une odeur furtive prend possession de mes narines et me renvoie dans cette chambre boisée où loin des miens, le goût de la liberté d’adolescente sera mien le temps d’une semaine en camp de ski. 

Un mot... pour autant ni parlé ni chanté dans une conversation basique, m’embarque dans un son d’autrefois et commande à mes cordes vocales d’exercer leur talent qui, sans complexe, imposent le passé au présent. 

Une cheminée d’époque qui trône dans une maison de maître pour un projet déco m’évoque le souvenir que moi aussi j’avais la vie de château dans ce vieil appartement à Vevey où l’on passait en famille des heures à écouter le bois craquer et se consumer en essayant de refroidir nos joues rouges avec nos mains fraîches. 

Une chemise en soie masculine troquée dans la cour d’école par l’aînée, me rappelle qu’à son âge j’économisai mes quelques francs de la semaine pour aller chiner là où je me sentais en parfait décalage culturel, mais complètement à l’aise, mes pièces uniques qui composaient mon armoire antique. La fameuse coupe de cette veste en jeans 3⁄4 mixée avec mon pantalon pattes d’éléphant et mes Nikes 90’s seront le prix de la raillerie du pré haut. Le calme et la fierté feront place lorsque la pratique du braille effectué au bout de mes doigts, je sentais alors l’écriture se dévoiler sur l’arrondi des boutons de cette pièce tant prisée. 


Avancer ou reculer ? 

Ces odeurs, ces touchers, ces voix qui me transportent dans le passé et qui en l’espace d’une seconde repartent en me laissant avec la frustration que le moment aurait dû durer plus longtemps.

La plupart diront qu’être nostalgique c’est se faire du mal et se bloquer à ne pas vivre l’instant présent. Nanananana, je conteste ! Sur le papier, c’est joliment dit... Mais, en réalité, c’est une question tellement plus profonde et personnelle pour laquelle on vient à prendre conscience que ce que l’on construit aujourd’hui est le fruit de tout le bagage acquis.

Le souvenir d’attendre en poussettes avec mes mains tâchées de chocolat et mon pantalon velours côtelé rempli de miettes devant l’entrée du Clodo, me rappelle que dans ces années- là on faisait confiance. Pas de surveillance utile... juste des allers et venues sans cesse devant mes yeux par des gens souriants d’avoir pu chiner un objet pour quelques francs ou ceux excités s’empressant à ne pas louper l’affaire du jour. Les bras chargés de multiples sacs en plastiques remplis de napperons qu’elle mettra parfaitement en valeur dans notre intérieur seront la raison d’une joie communicante de ma maman.
La fierté de cette quête au trésor du jour et la bienveillance de ces personnes différentes m’ont amené à être curieuse à mon tour. La magie des rencontres impromptues et l’adrénaline que procure la chine fait désormais sens à ma vie. Je veux moi aussi vivre de rendez-vous imprévus avec des meubles et leur histoire, je veux moi aussi vivre de rendez- vous imprévus avec des gens et leur histoire, ce sera mon héritage !

J’ai un héritage... mais que faire avec ?
Pas de formation ni de grandes écoles...
Ben oui... il aurait été plus évident de faire une école d’art. Mais les notes plus au moins correctes de l’époque m’encourageaient à prendre la voie de l’école de commerce. Mais alors, quoi faire ?

Si je ne fais rien, mes mains s’agitent, mon cerveau me demande de m’activer et mes journées se transforment en dimanche perpétuel.
« J’ai un héritage ... » cette voix dans ma tête qui me pousse à le mettre au service des autres et construire un truc cool avec.
Oui, mais que faire ?


Apprendre ou s'apprendre ?

J’ai su apprendre très jeune qu’une veste chinée pour quelques francs économisés avait eu un impact social dans une cour d’école. C’est cette réaction que je veux déclencher ! Une fierté, une originalité et une envie qui peut se lire dans les yeux des autres.

Un jeans chiné et porté avec une paire de bottines fashion va transmettre son effet à une femme qui désormais le voudra pour elle. Tout comme une commode vouée à la déchetterie, mais soignée et relookée va reprendre vie dans une chambre d’enfant. Une fresque imaginée il y a plusieurs années qui fait encore parler. Une table de famille créée à partie d’une idée sur un post-it et qui devient une création de design.
C’est à travers ma curiosité artistique d’autodidacte que je peux transmettre une réaction. Je passe alors les portes pour voir ce qui se trouve derrière et écoute ce que mon cerveau imagine dans cette école du jour.


Les rencontres

Un panneau où je lis « atelier de menuiserie ». L’envie me presse d’aller à la rencontre de cet endroit où l’inspiration se fera sentir tout comme le bois dans la cheminée en brique qui animait notre salle à manger. De là naîtront des projets créés à partir du toucher, cette sensation au bout de mes doigts que mon cerveau impose à mes mains.
Le froid se fait sentir lorsque je touche cette commode antique en marbre dans ma chambre d’ado. La même sensation sous ma paume lorsque je passe sur les veines du plateau de cette pièce posée en sandwich entre une armoire Ikea et une étagère en contre-plaqué. Le brocanteur me dit avec un ton neutre que c’est un très vieux meuble et qu’à l’époque on les payait cher, mais qu’aujourd’hui on les brade. Quoi ?? Un marbre de cette qualité et le travail de marqueterie sur les tiroirs ? La commode finira par reprendre de sa valeur et mise sur son piédestal légitime accompagné cette fois-ci d’un lit corbeille en rotin et un pouf velours contemporain dans une chambre d’enfant.

Dans une porte d’embarquement, je suis hypnotisée par l’esthétique de cette femme qui me sourit des yeux. Sa féminité m’intrigue ; oui, car peu importe mon look, je me sens toujours garçon manqué. Une conversation naturelle et un échange d’art se créeront. Sa passion pour la mode actuelle me rappelle que je le suis également depuis petite lorsque je transformai mes habits chinés pour en faire des pièces uniques. Elle me montrera ses œuvres d’aquarelle qui m’embarqueront dans son monde. Cette rencontre n’aura pas de fin puisque nos univers se lieront de collaborations.

Je dois avouer que ce qui m’anime n’est pas la grandeur des créations signées par un quelconque nom inapprochable. Plus je viens à voir ces œuvres inabordables, plus je me lasse d’elles. C’est comme si c’était du déjà-vu. Ce qui me fait vibrer est ce que l’être humain, humble de son savoir est capable d’imaginer sans prendre conscience de sa valeur. L’émotion dégagée par la réflexion du coup de pinceau prend tout son sens. C’est comme si tout ce qui n’avait pas de sens ou peu de valeur entre les mains de rêveur peut se transformer en objet précieux et unique.


Aujourd'hui

Et si aujourd’hui était finalement le passé en mieux ? Mes souvenirs sont indispensables à ma créativité d’autodidacte. Ils sont nostalgiques en positif, car ils se transposent en sensibilité, en empathie et en indépendance.

J’aime voir le passé dans mon quotidien. J’aime les pièces qui durent, les pièces qui étaient à la mode, mais qui le restent. J’aime l’intemporalité des odeurs et des touchers.
J’aime être convaincue qu’un objet aura sa place grâce à l’assurance qu’il dégage.
J’aime voir la matière se transformer et j’aime donc voir les artisans transformer leur art. Tout comme les meubles posés en brocante en attendant qu’ils trouvent preneurs et qu’ils fassent leur coup de cœur, j’aime l’humilité dans chacun des portraits que je rencontre.

Avec de l’argile et ses mains, Coline crée des œuvres courbées, des lignes féminines qui vous font tourner la tête et en un instant avec l’impression que, malgré qu’elles soient immobiles, ces œuvres arrivent à bouger.
Pourtant Coline est une artiste plutôt introvertie, dans son univers. Mais je la vois... elle prend toute la place dans son atelier, elle dégage sa passion pour les pigments et n’a de cesse de toucher ce qui l’entoure. Finalement plus je l’observe, plus elle m’apaise. Elle est dans un univers calme, mais tellement inspirant. Elle parle peu, mais dans mon cerveau plein de connexions se font. Elle transforme la matière pour créer des pièces uniques figées, mais celles-ci dansent devant mes yeux.
Partir de l’argile et en faire de la céramique ça relève de la magie, Coline est finalement une magicienne.


Vase en terre
Photographie par Noé Cotter

Coline
Photographie par Noé Cotter

Vase en terre
Photographie par Noé Cotter

Coline

Elle s’appelle Solina, mais son nom d’artiste est Faubourg du Lac. Oui parce qu’elle aussi, se cache derrière ses œuvres qu’elle met plus en valeur qu’elle-même. Sa sensibilité, ses valeurs, son respect se retranscrivent à travers ses œuvres. D’une silhouette en déplacement elle la fige sur un papier. Ce papier à mes yeux banal devient vivant à travers le mouvement de son poignet. Apparaissent alors des corps, des silhouettes, des cheveux et du mouvement. Cette feuille blanche devient une scène vivante ; je m’imagine le décor pourtant inexistant. De rien, elle a créé tout, de rien elle crée mon imagination. Transformer la matière pour en faire son univers. Voilà ce qui me passionne dans mes rencontres.


Solina – Faubourg du Lac

Illustration par Faubourg du Lac

Illustration par Faubourg du Lac

Illustration par Faubourg du Lac

Je reste surprise par la beauté d’un escalier créé à partir de béton. On tombe amoureux de ses aspérités et ses reliefs ; on y marcherait pieds nus au fil des jours et l’on ne prêterait même plus attention qu’à la base c’était du sable.

Je veux me nourrir de surprises pour également surprendre les autres et ainsi voir dans leurs yeux l’étonnement et la curiosité. Cela me rappelle que je dois continuer à l’être. D’ailleurs, le fait d’être surpris est transmissible. C’est comme lorsque l’on sourit à une personne dans la rue, on sait humblement que le sourire va venir en retour. J’ai besoin d’être surprise par les créations, les artistes, leur histoire et par également la transformation de la matière.

Cette école du jour me rappelle que chaque rencontre est inspirante et que tout le monde peut rêver, transformer et créer.
Je veux m’animer de ces gens pour grandir et continuer d’apprendre. Sentir que le moment présent n’est plus présent et que le passé prend tout son sens. Et à mon tour de pouvoir, rêver, transformer, créer, composer, entreprendre et apprendre. Oui, car finalement, n’est-ce pas ça la vie ? Continuer à apprendre dans la meilleure école qu’il soit, l’école du jour.

« Il est très facile de faire des fautes de déco quand on ne mise que sur des pièces de valeur. L’intérieur devient intéressant lorsque certaines pièces ont été chinées pour quelques francs et mises en scène avec bons goûts. » – Elodie Raneri


Élodie
Photographie par Jonas Bieri

Élodie et sa famille
Photographie par Jonas Bieri